Mulholland Drive, le nouveau film de David Lynch, est une plongée trouble et fascinante au coeur du mythe dHollywood. Mulholland Drive, la route, surplombe Los Angeles. Elle est habitée par des stars, des histoires sanglantes et d'étranges rumeurs. Juliette Michaud, qui vit à deux pas, y a emmené le réalisateur et lui a demandé de nous servir de guide. Photos Luc Roux
« NON, NON, ne tournez pas là, continuez de rouler! Si vous voulez connaître le vrai début de Mulholland Drive, il faut aller tout droit! » De sa drôle de voix nasale, assis à l'arrière de l'imposante Lincoln noire, David Lynch indique la direction tout en bouclant sa ceinture de sécurité, une Thermos de caffelatte en équilibre sur les genoux. Sa «banane» de cheveux argent souligne un regard délavé. Son look est strictement conforme à son habitude : chemise blanche boutonnée haut, veste de laine sombre et pantalon de toile (maculé de taches de peinture). S'il fallait donner la définition d'un «artiste d'Hollywood», David Lynch conviendrait parfaitement. S'il n'a jamais fait partie du système hollywoodien, qu'il n'aime pas, le cinéaste est en revanche un amoureux de Los Angeles, où il habite depuis ses débuts derrière la caméra. De la même façon, s'il semble avant tout aimer la recherche pure, l'expérimentation artistique, il veut aussi, de toute évidence, séduire son public. Autant de contradictions qui rendent le portrait d'Hollywood qu'il nous livre dans son nouveau film, Mulholland Drive, absolument fascinant. Après quelques bifurcations, le chauffeur acteur (ça aussi, c'est très Los Angeles) qui conduit notre Lincoln noire emprunte lentement un pont aux barrières de bois blanc, dont l'aspect désuet contraste avec le trafic incessant de l'autoroute d'Hollywood, la Freeway 101, qui rugit juste en dessous. «Voilà, nous y sommes. Peu de gens le savent, mais c'est ici, sur ce pont, que débute Mulholland Drive, déclare David Lynch, visiblement ravi de nous mettre dans la confidence. Cette fois, le voyage peut commencer », annonce-t-il en faisant signe de poursuivre la route.
Un endroit propice à l'imprévu
Mulholland Drive... 50 miles (80 kilomètres) de virages qui grimpent le long des collines d'Hollywood, en épousent les crêtes avant d'aller se jeter en bout de course sur une plage de Malibu. Cette route balayée par le vent, construite en 1923 pour que les pauvres de Bunker Hill et les secrétaires de Fairfax puissent aller le dimanche à la mer, est exceptionnelle. De Mulholland Drive, on domine toutes les facettes de la ville. En Cinémascope. « Il n'existe pas d'autres routes comme celle-ci à Los Angeles, explique David Lynch. Quand vous roulez sur Mulholland Drive, vous vous sentez au sommet du monde. C'est comme une arête qui partage la cité en deux. À gauche, en allant vers l'ouest, vous dégringolez sur Hollywood, Beverly Hills et Bel Air, jusqu'à Pacific Palisades, avec, derrière vous, les gratte-ciel de Downtown. À droite, vous tombez dans la vallée de San Fernando, avec sa réalité bien à elle. » Et sa fiction aussi, celle des grands studios Universal, Disney, DreamWorks, Wamer. Les guides qui accompagnent les touristes font leur beurre en criant le nom de toutes les stars qui ont élu domicile sur Mulholland.
Ils titillent aussi le client en lui rappelant que c'est toujours le refuge des amoureux (comme du temps d'American Graffiti), aussi bien que des gangs de voleurs de voitures et des bandits de grand chemin. Si seulement c'était du boniment...
Les parcs naturels et canyons qui jalonnent la route, si vastes qu'on pourrait y perdre un concert des Rolling Stones, alimentent toutes sortes de rumeurs. Surtout après le coucher du soleil... « Chacun sait qu'il y a très peu de circulation sur Mulholland Drive. La nuit, c'est plein de coyotes, de chouettes et de je ne sais quoi. L'endroit est propice à l'imprévu. C'est une route où l'impression de sécurité et de beauté peut, en une seconde, se transformer en sentiment de peur et de danger», admet David Lynch en allumant une America Spirit.
Des histoires sur Mulholland, tout le monde en connaît. Qu'elles fassent les gros titres des journaux ou qu'elles n'aient droit qu'à quelques lignes à la rubrique des faits divers. Lune des plus médiatisées de ces dernières années est celle du fils de Bill Cosby, âgé de 27 ans, dont le pneu de la voiture éclata un soir de 1997, alors qu'il revenait d'une visite dans la vallée.
Il était deux heures du matin. Il roula à plat sur la bretelle de Mulholland Drive et s'arrêta pour changer la roue. Cinq minutes plus tard, il était mort, abattu à bout portant. Pour rien. Par un Russe de 18 ans, apprenti gangster, que la gâchette démangeait. Quelques mois plus tard, un touriste reçut une balle dans la tête pour avoir refusé de céder sa voitt à deux types apparemment inoffensifs. Les environs sont si vastes et ravinés qu'il fallut plus de huit jours à la police po retrouver le corps. Piéton ou conducteur, nul n'est à l'abri. E surtout pas les chihuahuas des célébrités, qui sont régulièretr la proie des coyotes. Mulholland Drive, dernière frontière de l'Ouest sauvage. Dans les années 40, du haut de ses précipice les flics balançaient les cadavres des gangsters et les gangsters, ceux des fli, Ici, les stars sont la cible des criminel: qui, eux-mêmes, deviennent parfois stars. (Côincidence effroyable: une avenue Manson croise Mulholland Drive.) Mulholland Dri, lisière entre le Bien et le Mal, le beau et le laid, à la fois roua de briques jaunes du Magicien d'Oz et lost highway. Comme s'étonner qu'un doux dingue comme David Lynch, tiraillé depuis toujours entre l'émerveillement et la peur, ait été tenté de l'emprunter? « Le mystère qui se dégage de Mulholland Drive peut donner la chair de poule, mais aussi être très attirant. Finconnu, c'est toujours excitant... C'est ce trouble-là qui a été le déclic de tout le film.
Amoureux de la lumiére de L.A.
Mulholland Drive, le film, c'est un long travelling sur Hollywood et ses coulisses pas toujours reluisantes. Un portrait tellement trouble et révélateur que la critique américaine en a comparé l'impact à celui de Sunset Boulevard. Cela tombe bien, c'est l'un de ses films préférés et il lui rend ici un hommage très appuyé. Non seulement en filmant l'ancienne grille de la Paramount, mais en poussant le fétichisme jusqu'à faire venir spécialement de Las Vegas la vraie voiture de Gloria Swanson! Mulholland Drive, c'est une toile d'araignée dans laquelle des personnages, souvent moins naïfs qu'il n'y paraît, se débattent, empêtrés dans leur rêve de Celluloïd. Il y a Betty, la blonde, version moderne de Grace Kelly, qui veut devenir « une star de cinéma, ou une grande actrice, ou peut-être les deux... » Il y a Rita, la brune, actrice amnésique qui cherche désespérément à savoir qui elle est. (En attendant, elle a emprunté son prénom à Rita Hayworth en tombant par hasard sur une affiche de Gilda.) Il y a Adam, le réalisateur qui oublie son intransigeance pour vendre son âme au diable, et beaucoup d'autres personnages, à la fois stéréotypés et décalés... David Lynch, lui, dément avoir jamais fantasmé sur ses débuts à Hollywood.
Né en 1946 dans la campagne du Montana, fils d'un chercheur au ministère de l'Agriculture, Lynch partit d'abord vivre à Philadelphie pour devenir peintre. Remarqué pour ses courts métrages mêlant l'art pictural et l'animation, il fut convié, en 1970, à rejoindre l'American Film Institute de Los Angeles pour réaliser un «vrai » film : Eraserhead (dont le tournage, effectué dans une quasi-clandestinité, dura cinq ans!). Lorsque le cinéaste arriva sur Sunset Boulevard, de nuit, pour prendre ses quartiers à l'AFI, il n'avait aucune idée préconçue sur la Californie. « Quand je me suis réveillé et que je suis sorti le lendemain matin, tout était tellement lumineux que j'ai été aveuglé, s'extasie encore David Lynch. je n'avais jamais connu une telle clarté. C'est de cette lumière de Los Angeles, avec la joie qui l'accompagnait, que je suis tombé immédiatement amoureux. » Et c'est encore grâce à cette lumière que s'évanouirent aussi ses peurs incontrôlées des grandes villes. La vérité, bien sûr, c'est que ses phobies, il les loge désormais dans ses films pour mieux nous les glisser sous l'épiderme. « Ce qui effraie le plus, ce n'est pas la réalité, mais ce qu'on imagine qu'elle cache.
Les lacets étroits de Mulholland Drive deviennent délicats à négocier. La Lincoln noire avance au ralenti, ce qui satisfait David Lynch, soucieux de continuer à jouer les guides. « Tenez, d'ici, vous avez une belle vue sur le Hollywood Bowl ! » interrompt-il en indiquant l'amphithéâtre en plein air. Puis il pointe son index un peu plus à l'est, sur les lettres géantes du mot « Hollywood qui apparait d'ailleurs plusieurs fois dans Mulholland Drive. Au début des années 30, alors que l'on pouvait encore lire en entier « Hollywoodland » (un promoteur avait eu l'idée d'ériger ce gigantesque «panneau» publicitaire à l'attention des acheteurs de terrain), une starlette se suicida en se jetant du haut de la lettre H. La carrière de la pauvre fille tombait en ruine. Le grand saut, c'était sa dernière cartouche pour devenir célèbre. Sacrifice inutile : personne ne retint le nom de Peg Entwistle. Elle avait 24 ans.
Quand on demande à David Lynch s'il s'est nourri de cette anecdote pour écrire la scène du suicide de Diane, l'actrice ratée, qui assombrit Mulholland Drive, il préfere ne pas répondre. Le cinéaste a toujours refusé d'analyser son ceuvre. D'une courtoisie charmante, presque démodée, il peut cependant vous tourner (littéralement) le dos si vous insistez. Ses oeuvres, précise-t-il, reposent sur des associations d'idées dont lui-même n'a pas la clé. « Mes idées viennent de nulle part. Elles sont autour de moi et je les attrape. Tomber amoureux d'idées, c'est ce qu'il y a de plus excitant. Il faut juste aller aussi profond que vous le pouvez dans ce nouveau monde en restant fidèle aux idées de départ. Vous pouvez parfois vous perdre dans le processus. Mais se perdre, c'est très beau.
Les quatre ou cinq kilomètres qui séparent le début de Mulholland Drive et le croisement avec la belle route ombragée d'Outpost Drive sont ceux où ont été tournées les quelques scènes du film qui se déroulent sur Mulholland Drive à proprement parler. David Lynch les évoque avec plaisir. D'autant plus qu'il habite juste en contrebas! Il possède trois maisons adjacentes : la sienne (qu'habitent Bill Pullman et Patricia Arquette dans Lost Highway), celle de sa société de production, Asymmetrical, et celle de sa «sweetheart, monteuse, productrice et scénariste d'Une histoire vraie, Mary Sweeney. Lynch nous indique l'emplacement, quelque part sur les hauteurs, de la maison appartenant, dans Mulholland Drive, à un réalisateur, et où se déroulent plusieurs scènes importantes. Mais ladite maison est absolument invisible! Ne cherchez d'ailleurs pas l'adresse exacte, 6980 Mulholland Drive. Dans le film, les rues existent, mais pas les numéros. Si David Lynch a choisi ces adresses pour une raison spécifique, il refuse d'en parler. «J'ai été si déçu lorsque Billy Wilder m'a appris que la maison de Sunset Boulevard ne s'y trouvait pas », lâche-t-il, comme une excuse.
L'accident de voiture auquel on assiste dans les premières minutes de Mulholland Drive, lui, a été tourné juste avant le carrefour de Mulholland et d'Outpost. « On a filmé avec deux caméras et une immense grue, à l'heure magique; c'était très plaisant», sourit David Lynch. Laccident de voiture (il y en a au moins un dans presque tous ses films), c'est le moment critique du récit lynchien par excellence. Linstant précis où le cinéaste harponne son public et le déstabilise. Dans Mulholland Drive, sur les accords envoûtants d'Angelo Badalamenti, le chauffeur d'une limousine menace d'un flingue une splendide brune à la sensualité d'orchidée noire, assise, seule, à l'arrière. Au même instant, une meute de jeunes gens en décapotable, tout droit sortis d'une version déjantée de La fureur de vivre, percute de plein fouet la limo ! La jeune femme brune, comme une poupée cassée (c'est la direction de jeu que David Lynch a donnée à 1 comédienne Laura Harring; il avait donné exactement la même à Sherilyn Fenn lorsqu'elle émerge, le crâne fêlé, du crash de Sailor et Lula... ), dégringole dans les buissons des collines d'Hollywood, traverse, hagarde, Franklin Avenue et Sunset Boulevard avant de trouver refuge dans un appartement vide. Ni vue ni connue. Los Angeles est une ville bien trop égocentrique pour que, dans le bleuté de la nuit, quiconque prête attention à la silhouette d'une jeune femme perdue. Il y a trois ans, un meurtrier en fuite se glissa en douce dans une résidence située au 21200 Mulholland Drive. Lorsque la police, alertée par un coup de fil anonyme, fit évacuer les propriétaires incrédules de la maison, leur fille de 16 ans dénonça l'assassin : il se cachais dans un placard d'une chambre à l'étage depuis dix jours... Fiction, réalité : ici, ces mots n'ont pas le même sens qu'ailleurs!
Le western n'est jamais loin
Le ruban de bitume qui se déroule entre Outpost Drive et les golfs de Bel Air, c'est un peu le tronçon VIP de Mulholland Drive. Les carrosseries rutilantes des voitures de luxe croisent les pick-up déglingués des Mexicains chargés d'entretenir les jardins des propriétés privées. Lair y est un peu plus frais. Dans la brume qui entoure le paysage, il n'est pas rare de voir tournoyer des faucons. C'est ici, dans les senteurs de laurier-rose et d'eucalyptus, que vivent le gens célèbres. Mais on a beau vous vendre des cartes indiquant qui habite où, à moins de posséder un hélico ou de pratiquer l'alpinisme, les chances d'apercevoir l'une de ces maisons de stars sont minimes. Peu importe, la seule idée que Warren Beatt et Annette Bening prennent leur café sur la terrasse, tandis que vous passez ai; niveau du 13671, est exaltante.
Tous les gros poissons du show-biz ont été attirés un jour ou l'autre par les sirènes de Mulholland, de Joan Fontaine à John Lennon en passant par Quincy Jones, Bruce Willis et Demi Moore... En 1993, Madonna racheta la forteresse et ancien casino bordel du gangster Bugsy Siegel, le Castillo De Lago, juste au-dessus du Hollywood Reservoir. Après s'être fait cambrioler deux fois par des hommes qui affirmaient fui et l'autre être son mari, Madonna déménagea pour d'autres sphères plus sécurisées... Au 12850 vit Jack Nicholson qui, lui, n'a jamais quitté sa maison, acquise en 1970 grâce ai succès d'Easy Rider. C'est chez lui que Roman Polanski fut accusé d'avoir violé une mineure, ce qui lui interdit de remettre les pieds sur le sol américain. À quelques centaines de mètres, au 12900, un autre monstre sacré a trouvé refuge Marlon Brando, qui occupe toujours la maison où son fils Christian tua l'amant de sa soeur un soir de mai 1990... À l'arrière de la voiture, David Lynch sirote son café tandis que nous passons devant Runyon Canyon Park, à l'entrée duquel un panneau prévient: «Attention aux serpents à sonnette». Les joggeurs savent-ils qu'une partie de Runyon Canyon Park appartenait autrefois à Errol Flynn? À l'angle de Mulholland et de Torreyson Place, son manoir (aujourd'hui détruit) abritait des scènes d'orgies que même les commères de l'époque, Hedda Hopper et Louella Parsons, s'interdisaient d'évoquer. Ces anecdotes concernant quelques-uns de ses célèbres voisins, David Lynch les tonnait forcément. Il se contente toutefois de hocher la tête en énonçant une banalité désarmante : « Les gens de cinéma vivent là parce que Los Angeles est la ville où ils travaillent et qu'il y fait beau toute l'année. » Si l'on insiste un peu, lui qui n'a jamais tourné avec de vraies stars reconnaît qu'il a eu « un jour» le grand plaisir de rencontrer Marlon Brando, mais n'en dit pas plus. « Si Marlon Brando correspondait à un rôle que j'ai en tête, alors je travaillerais volontiers avec une star de ce calibre. Mais d'après ce que je sais, travailler avec lui serait difficile. Arriverait-il nu sur le plateau ou avec un seau sur la tête?» Il rit. En fait, David Lynch est plus curieux du nombre de piscines qui miroitent des deux côtés de Mulholland Drive que de ceux qui s'y baignent. « Sec comme l'est Mulholland, toutes ces trouées turquoises sont un miracle. »
L'auteur de ce miracle, c'est William Mulholland, celui-là même qui donna son nom à la route que nous suivons. Avant de mourir amnésique et sénile, ce solide gaillard autodidacte fut un brillant ingénieur du service des Eaux et on lui attribue l'essor de la Cité des anges. C'est lui, en effet, qui, au début du XXr siècle, a eu l'idée de pomper l'eau de la vallée d'Owens, à 250 miles de là, ce qui transforma le désert de Los Angeles en une oasis fertile dont la luxuriance, par endroits, est presque obscène. « C'est parce que l'eau est si rare que les bas-côtés de Mulholland Drive sont négligés, affirme Lynch. Cela pourrait être plus "manucuré". Regardez tous ces détritus... En même temps, j'aime bien ce côté Far West. »
Le western, ici, n'est jamais loin. Le détective de Sailor et Lula, Harry Dean Stanton, en fit même salement les frais. En janvier 1996, trois hommes armés pénétraient dans sa maison de Mulholland Drive, juste au-dessus de Sherman Oaks, le tabassaient, le ligotaient et repartaient avec sa voiture! «J'ai appelé Harry le lendemain; Dieu le bénisse, il allait bien », grimace David Lynch. Harry Dean Stanton est l'une des personnes qu'il chérit le plus au monde. «Lors de la présentation d'Une histoire vraie à Cannes, l'équipe était réunie au bar du Petit Carlton et Harry nous a tant fait rire à propos des sucreries qu'il mangeait que j'en pleurais. » Les sucreries, c'est le dada de David Lynch. « II faut absolument que vous goûtiez une fois dans votre vie un Krispy Kreme! » Krispy Kreme est une marque de donut (un beignet avec un trou au centre) fabriqué en Caroline du Nord. À Los Angeles, on ne peut en trouver que dans la vallée de San Fernando. Et encore, pas depuis longtemps. Soudain, ce n'est plus le David Lynch artiste chic et prisé des Européens qui parle, mais un pur Américain moyen. Évoquer un donut avec autant de convoitise que Claude Chabrol en aurait pour une assiette de tripes à la mode de Caen, ça tient d'un épisode des Simpson! Emporté par son élan, David Lynch va jusqu'à comparer sa carrière avec la forme du fameux beignet (les succès avec la série télé Twin Peaks et la Palme d'or de Sailor et Lula, les échecs avec la version cinéma de Twin Peaks qui n'est même pas sortie en salle aux États-Unis). « Dans 1e travail, il faut toujours se concentrer sur le tour du beignet, jamais sur le trou du milieu. Vous comprenez? » Déclaration un rien absconse qui permet peut-être de mieux comprendre comment David Lynch a pu imaginer dans Mulholland Drive un personnage aussi incongru que ce cow-boy fantomatique, qui, le temps d'une apparition, balance son hallucinant sermon pince-sans-rire : «Eattitude d'un homme est ce qui détermine le reste de sa vie. » Vous comprenez?
Mulholland Drive devait etre une série télé
Sa Thermos est maintenant vide et David Lynch semble en manque de son « breuvage magique.» Le café tient d'ailleurs un rôle crucial dans Mulholland Drive. Il faut voir la scène où l'abject producteur italien, joué par le compositeur Angelo Badalamenti, recrache un expresso pas à son goût au milieu d'une réunion avec un réalisateur. La tension est à couper au couteau, l'enjeu énorme: le réalisateur doit accepter de remplacer l'actrice qu'il a choisie pour son film, ou se faire virer. David Lynch face au système, c'est un peu ce à quoi on a l'impression d'assister dans cette scène d'anthologie. Faut-il rappeler, en effet, que Mulholland Drive devait être au départ une série télé pour la chaîne ABC, qui la refusa après avoir visionné les deux premiers épisodes? Faut-il aussi souligner qu'aucun des derniers films de David Lynch n'a été produit par les Américains? « Bien sûr que je ressens fortement la pression qui existe sur la création », dit-il en niant néanmoins avoir jamais vécu la scène qu'il décrit dans le film. À la limite, il veut bien admettre que le producteur italien puisse faire penser à Dino De Laurentiis, qui produisit le désastreux Dune, « mais uniquement parce qu'il adorait les expressos. » D'ailleurs, le même De Laurentiis lui offrit le final cut pour Blue Velvet, contrôle créatif que Lynch n'a plus jamais abandonné. «Pour le reste, ce sont juste des tensions et des vibrations qui existent. Tant de gens sont amoureux du cinéma, murmure-t-il. Tant d'acteurs rêvent de se perdre dans un rôle et ne sont jamais appelés; tant de cinéastes rêvent du film qu'ils ne feront jamais. Cela crée forcément des situations d'amour-haine qui transforment les caractères... » Il revient sur la prestation d'Angelo Badalamenti. «J'aime Angelo comme mon frère, mais, voyez-vous, en lui donnant l'occasion de faire l'acteur - et il est bon acteur -, j'ai créé un monstre. Angelo parle déjà de son prochain rôle, il repasse sa scène en boucle. Et j'ai noté qu'il se balade maintenant avec un miroir! » On l'interroge sur le personnage joué par l'un de ses acteurs fétiches, le nain Michael J. Anderson. Une sorte de dieu de la planète Hollywood qui décide en coulisse du sort des films et du destin de ceux qui les font.
« Le vrai pouvoir est quelque part à Hollywood, mais où? On ne sait pas qui tire les ficelles, il n'y a pas de bureau officiel, mais on sent une force derrière les rideaux. À moins que cela soit de la paranoïa... »
David Lynch regarde maintenant droit devant lui, vaguement inquiet que nous l'amenions trop loin. Ehorizon se perd dans le brouillard. La végétation se fait plus aride, plus hostile aussi. Les tentacules veinées des yuccas se tendent vers l'asphalte. Les cactus ont remplacé les coteaux fleuris. À combien de piquants faut-il se frotter pour réussir? Les actrices doivent-elles être prêtes à tout? Les réalisateurs peuvent-ils rester intègres? Dans Mulholland Drive, Betty, fausse oie blanche, passe une audition en vampirisant un vieil acteur de soap opera aux mains baladeuses. Derrière sa mise en scène élégante et policée aux couleurs d'un Hollywood passé au vernis fin, Lynch laisse apparaître d'indicibles rapports de force nourris de désir sensuel et de séduction. D'ailleurs, ici plus que dans tout autre de ses films, le sexe occupe une place essentielle. Comme , Betty et Rita, rivales et amantes. Et lorsque Rita épouse le corps de Betty, c'est Ava Gardner et Lana Turner qui se mettent au lit sous nos yeux. La rumeur ne voulait-elle pas que les deux femmes fatales, souvent en lice pour les mêmes rôles, s'envoient en l'air lorsque leurs amants mafiosi avaient le dos tourné?
Des immeubles pleins d'histoire
« On vient à Hollywood comme à Las Vegas, en espérant toucher le gros lot, affirme David Lynch. Tout le monde a sa chance. Il existe à Hollywood autant de belles histoires que de tragiques. » Les belles histoires d'Hollywood, ce sont aussi celles de l'âge d'or. Un âge d'or dont les souvenirs transpirent de nombreux décors, comme cet appartement d'un autre temps où habitent les deux héroïnes Havenhurst Drive est truffée de ces magnifiques constructions méditerranéennes où vivaient Cary Grant, Bet Davis et les autres... «Tous ces petits immeubles avec cour intérieure sont remplis d'histoires, affirme David Lynch. Leurs concierges, souvent d'anciens acteurs, peuvent encore vous raconter quelle vedette a habité là ou qui y entretenait quelle maîtresse. C'est une atmosphère omniprésente.» Et renforcée dans le film par la présence d'une survivante, ancienne star des claquettes de la MGM, Ann Miller, 78 ans. Toujours brune et pimpante, toujours maquillée en Technicolor, Ann Miller joue précisément le rôle de la gardienne d'immeuble. « C'est une personne fantastique, sans chichis», s'enthousiasme David Lynch. Il faut dire qu'à l'époque, le chorégraphe Busby Berkeley faisait répéter Ann Miller du matin au soir, jusqu'à ce qu'elle ait les pieds en sang, alors ce ne sont pas les figures libres de David Lynch qui allaient l'effrayer! David Lynch avoue lui-même qu'il aurait aimé vivre à Hollywood à la fin des années 40, à l'époque de Sunset Boulevard.
Le soleil monte dans le ciel. David Lynch rallume une cigarette et nous invite à faire demi-tour. Son emploi di temps est minuté : non seulement il doit assurer la sortie, dans les prochains jours, de Mulholland Drive aux États-Unis, mais il prépare aussi la sortie du DVD d'Eraserhead, qui a été nettoyé numériquement pendant quatre mois. «Eraserhead est aujourd'hui le film le plus propre de l'histoire du cinéma », dit-il, pince-sans-rire. Enfin, le jour de notre rendez-vous est aussi celui du lancement de son site Web, davidlynch.com, auquel il attache une grande importance.
Un énorme 4 x 4 noir, de ceux qui pullulent depuis deux ans à Los Angeles, klaxonne et nous dépasse en trombe. David Lynch a un geste d'impuissance: « Vous voyez comme les automobilistes sont devenus impatients. » Il déteste toutes les nouvelles voitures, « trop sophistiquées, sans âme », qui ont tué le plaisir de la conduite. De toute manière, vous ne le verrez pas souvent sur les routes au volant de sa Mercedes de 1971. Il confie rester de plus en plus souvent cloîtré chez lui à travailler. Un soir, pourtant, il prit Mulholland Drive avec sa compagne, Mary Sweeney, pour assister à une éclipse de lune. «On nous avait dit que nous la verrions mieux de la plage. Mais alors que nous avancions vers l'océan, la route s'est rétrécie et est devenue si mauvaise que nous avons dû rebrousser chemin. » Ils étaient arrivés sur la « Dirt Road ». Là où, passée la Freeway 405, Mulholland Drive se transforme en une « route de poussière». Dix kilomètres de piste en terre battue, repaire des bikers, où il ne fait pas bon tomber en panne.
David Lynch, que nous n'aurons pas eu le temps d'emmener jusqu'à la Dirt Road, avoue d'ailleurs n'être jamais allé au bout de Mulholland Drive. Et peu importe. Car ce qui compte, quand on emprunte cette route, ce n'est pas sa destination, mais les alentours. « On dit que du haut de Mulholland Drive, certains soirs, on peut voir Gary Cooper qui conduit sa Dusenberg sur Hollywood Boulevard », affirme David Lynch en rejetant lentement un long nuage de fumée. Enfin de retour devant sa maison, notre Lincoln noire s'immobilise. Un froncement de sourcils, un sourire énigmatique, une poignée de main très chaleureuse, et David Lynch disparaît comme par magie dans le béton gris de son sanctuaire. Silencio.
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